Le jour trois de l'après

Pas si simple finalement cette sortie de confinement, enfin vu d'ici, vu de ma fenêtre. D'ailleurs cette expression "vu de ma fenêtre" me va très bien, je regarde à travers les carreaux - un peu sales, comme embrumés - et je ne sort pas. J'ai fait une tentative pour aller rendre une petite visite pédestre au port, aux écluses, aux bateaux - un terrien peut rester en admiration devant les choses de la mer - mais non, le silence est parti faire un tour, le vide s'est rempli... et la vitesse a repris ses droits. Je suis rentré. Il parait que ça s'appelle le "syndrome de la cabane", ne plus vouloir sortir de la cabane ou fermer les portes de la sienne.
Écouter les arbres, parler aux fleurs avec les mains, sans langage, les écouter s'endormir avec le chant de la grive musicienne, quand même vachement plus classe qu'un moteur diesel.
Et puis le troisième jour, une sortie et cette impression qu'il me manque quelque chose. Ah! la dérogation! Plus de papier et plus d'identité à présenter (enfin je n'en sais rien). Et puis une amie qui m'accompagne, nous pouvons aller plus loin que le kilomètre. Une espèce de sensation d'avoir décroché la laisse!
Longer la rivière, avec quelques couches de vêtements, les saints de glace ne sont pas encore partis, un petit vent frais. L'appareil photo dans la poche. Je le sors moins que pendant le confinement, le regard n'est pas le même, quelque chose a changé. Quoi? Peux pas dire. Un spleen s'est installé, pas un mal être, une mélancolie. Mais une mélancolie de quoi? Peux pas dire. Pas envie de chercher, pas envie de comprendre, juste regarder, pas s'énerver avec ça.
Et puis rentrer, regarder le jardin, aller déposer un peu d'énergie aux tomates, prendre une tisane de mélisse et menthe. Pas très faim, ça tombe plutôt bien, plus grand chose à manger. Demain je vais à la ferme de Marie, à Plougonven, faire les courses pour une partie de la semaine. La sortie de la semaine aussi pour le camion !
Et puis ce soir, je regarde les photos faites le troisième jour. Il n'y en a pas beaucoup. Est-ce que je vais les assembler? Non je n'ai pas très envie de ça. J'en sélectionne quatre sur les huit.
Elle sont là.
Prenez soin de vous.










Journal de confinement "Voyages vers l'amour". Jour cinquante-cinq

Dès le premier jour de cette bien étrange période, l'appareil photo ne m'a pas quitté. Comme si nos regards s'étaient croisés et qu'un sourire était né. L'idée d'écrire ce journal avec des assemblages de photographies prises tout au long de la journée, s'est imposée. Ça fait suite à une résidence d'artiste à l'Abbaye du Relec, qui m'a permis d'explorer cette écriture inconnue jusque là. 
Le titre est apparu instantanément, sans aucune recherche, sans aucune retouche. "Voyages vers l'amour", est bien un pluriel de ce singulier mot "voyage" en cette période où la moindre sortie à l'extérieur demande une dérogation. Pas besoin de papiers, en revanche pour entamer le voyage vers l'intérieur... vers l'amour. 
L'amour ce bien étrange mot, qui fait naître des images en chacun.e d'entre nous. Parce que l'amour c'est un peu comme cet autre mot : "dieu", quelque chose que l'on situe à l'extérieur de soi. Et si dieu et l'amour n'était qu'une seule et même sensation à aller rencontrer à l'intérieur de soi ?
La période fut une opportunité pour entamer ces voyages, la photographie une remarquable compagne. Les soirées, ressemblent à des rituels méditatifs, la présence au moment des assemblages est vécue comme la contemplation d'une image qui va naître, mais dont je ne suis pas maître. Un accouchement sans douleur, tout en douceur. Je suis dans cette naissance la sage-femme et celui qui met au monde. Je vis cela en pleine conscience, en pleine solitude, complètement imprégné dans ce monde nouveau. 
Bizarres moments où rien ne me dérange, ni l'arrivée de textos, ni l'écoute de musiques. J'ai été très surpris de pouvoir être accompagné, depuis quelques temps, par cette émission de radio "Eldorado, rock, folk, etcétéra..." et par la voix de Pierre Lemarchand. Cette possibilité nouvelle pour moi d'être dans une double présence, celle de la création et celle de l'écoute.
Et puis au matin du 34ème jour, ce rêve. Ce rêve mi-endormi, mi-conscient, cette histoire qui débute. Ces textes qui arrivent après celui des assemblages, une irrésistible envie d'écrire, de raconter.

Voila, nous sommes au soir du 55ème jour de ce stop. Le mot demain n'a aucune signification, il a presque disparu de mon langage, comme aucune envie de le prononcer. Je ne sais pas et ça me va plutôt bien. Le chaos est venu là pour me montrer que la vie est fragile, mais que le saut dans l'inconnu m'est largement plus doux que rester attaché au piquet de mes certitudes.

Prendre l'envol, commence réellement à avoir du sens. Le mot liberté aussi.

*Merci à toutes celles et ceux qui m'ont accompagné, suivi et encouragé pendant cette expérience.



Journal de confinement "Voyages vers l'amour". Jour cinquante-quatre

Par surprise, elle me prend la main, nous courons vers la rivière, les volutes sonores qui nous suivent entament une discussion - dans notre dos - sur leur désir d'un apprentissage plus profond encore d'un voyage traversant les cinq sens. Une branche nous voit arriver et instantanément se plie pour fabriquer un siège pour elle, une souche m'appelle juste en face pour que je m'y installe. Un jeune arbre, placé entre nous deux, observe avec intérêt notre installation. La rivière et les oiseaux chantent, des poils de sangliers laissés sur le tronc marquent qu'ils nous ont laissé la place.
Le voyage dans les sens est une pratique qui nous relie à nous-mêmes, à la vie, à l'énergie créatrice. C'est devenu quelque chose qui nous accompagne au quotidien, mais par moment une demande plus forte se faire sentir d'aller contacter les sens. Souvent ce sont eux qui sont demandeurs. Aujourd'hui c'est mon odorat qui souhaite, plus que les autres, avoir ma visite, il "sent" que je peux l'utiliser encore plus, encore mieux. Le jeu consiste à aller à la rencontre l'un de l'autre, chacun faisant un bout de chemin vers l'autre.
Mon corps assis sur cette souche accueillante, se voit regarder par moi, par un moi extrêmement mobile, qui me détaille sous toutes les faces, qui soulève une mousse d'un tronc mort - je sens très fort cette odeur particulière. Il gratte la terre, fait passer ses doigts entre moi et moi, je sens son humidité. Il invente, il joue, je souris. Il me salue avant de se réintégrer en moi. Là, bizarrement, le son du monde s'invite dans mes oreilles et tout autour de ma tête.
Les sens, comme la vie, sont joueurs.


Journal de confinement "Voyages vers l'amour". Jour cinquante-trois

L'ennui a t-il disparu après ce chaos ?
De quel ennui parle t'on ? De celui que chacun peut ressentir en lui-même ? De l'ennui collectif, mais là chaque monde doit être interrogé, consulté. L'ennui est-il connu par le monde minéral, le végétal ou l'animal ? Et la terre mère sait-elle de quoi il est question lorsque l'on évoque l'ennui ?
Il est possible que chacun a sa propre réponse.
En allant me questionner au plus profond de mon être, je remonte avec la sensation que l'ennui est inséparable de l'être humain. En tout cas, et pour revenir à la question, mon ennui est resté, il a franchi le seuil de ce monde, il a traversé le chaos. C'est quelque chose qui est là, une présence soutenable, incontournable. C'est la flamme ou la source de ma créativité, de ma curiosité, de mon envie d'apprendre. C'est à observer, je veux le regarder avec rigueur et vigueur, sans fuite, droit dans les yeux. Le mien possède un son particulier, un son profond, long, je le situe entre le coeur et la colonne vertébrale. C'est peut-être plus une vibration qu'un son. Toujours cette difficulté du langage, trouver un mot pour parler de choses indicibles. Je ne lui vois pas de couleur particulière, plutôt dans les teintes claires. Aucune tristesse dans mon ennui, juste une demande de présence, un appel à être ensemble.
L'ennui est sûrement le gardien de mon feu intérieur.


Journal de confinement "Voyages vers l'amour". Jour cinquante-deux

Ce n'est pas la braise qui est arrivé en premier, c'est la cendre. Une cendre fine blanc/gris, de la couleur de celle qui est passée longtemps par le feu. Ensuite ce sont des branches calcinées noires qui sont apparues et puis les pierres qui entouraient ce feu. Tout cela est placé juste au-dessus du plexus solaire, en repos sur le sternum. Une main vient chercher ce feu intérieur pour le placer à l'extérieur, dans le même état, sans qu'une seule braise ne bouge. Le feu n'est pas éteint, il ne peut pas s'éteindre, il est permanent. Une voix me demande ce qui se passe si je mets du bois sur les braises et les femmes arrivent - tout du moins des êtres humains en robe longue, de tous les âges, souriants, dansants. Les flammes se mettent à onduler entrainant tout le monde autour d'elles. Il n'y a aucun son. Le paysage s'élargit sur la forêt tout autour et plus loin des pics montagneux. Un lac surgit sous forme de nuage, un nuage blanc/gris - comme la cendre du feu. Un des bords du nuage s'écarte pour faire une ouverture et une cascade surgit, l'eau se déverse dans des grandes vasques en pierre blanc/gris - comme le nuage. Toutes les personnes en file indienne passent par l'eau, l'eau qui purifie, qui nettoie, je suis parmi elles. Nous nous retrouvons autour du feu, la nuit tombe, il éclaire les visages radieux.
L'alchimie du feu et de l'eau.



Journal de confinement "Voyages vers l'amour". Jour cinquante-et-un

Le bleu c'est la musique, c'est le son, c'est l'amour, c'est liquide, féminin.
J'avais prévenu qu'il y aurait des jours où mon énergie à parler serait au plus bas, c'est le cas ce soir. Les mots ont tendance à ne plus vouloir sortir et bizarrement à ne vouloir rien dire. Par moments, il y a un mot qui arrive, je le répète une fois, deux fois et le mot devient vide de sens, je n'ai plus aucune idée de ce qu'il veut dire. C'est ça qui me prend l'énergie.
C'est tellement plus communicatif de laisser partir de son corps une onde colorée, tellement plus puissant et si compréhensible par le vivant.
Le son du bleu s'installe en moi, je vais dormir.


Journal de confinement "Voyages vers l'amour". Jour cinquante

Un vrai passage de l'autre côté du miroir. La boule bleue est revenue et c'est transmutée dans le sens du retour pour reprendre sa couleur rouge. Mon coeur l'a regardée, presque admiratif, il savait que lui aussi était en capacité de changer de couleur, de prendre l'air venant des poumons et de faire circuler un sang bleu, un sang royal, un sang transparent, comme l'eau de la source. De relier ce sang intérieur à la voie lactée. Il n'y a pas à chercher une divinité à l'extérieur, elle est à rencontrer à l'intérieur.
Son énergie est transparente, elle est comme le vide, elle englobe la totalité, pour la voir je dois observer, rentrer en moi, transmuter le pouvoir, la force en Amour.
La source nous regardait, son émotion était palpable, visible. Pour la première fois je vis une source pleurer.
Nous avons vu son message : l'énergie de la liberté fait partie de nous-mêmes et lorsque nous la voyons à l'intérieur elle est à l'extérieur. Nos peurs - au cas où elles seraient revenues après le passage au-dessus du feu - s'envolent.
Le rouge se transmute en bleu.


Journal de confinement "Voyages vers l'amour". Jour quarante-neuf

Et la boule bleue est là, ma respiration n'est plus la même, mon coeur bat très lentement - je peux compter ses pulsations. Je suis présent dans ce minuscule espace qui devient instantanément si vaste, infini et je me transforme, je suis la boule bleue. Je ne suis plus moi qui imagine une boule, je suis la boule, rien que la boule, toute la boule.
Je pars, ma liberté est totale. De microscopique cellule, je deviens la totalité de l'univers, tout va très vite, ou serait-ce le temps qui ralenti, qui s'évapore, qui n'existe plus ? La matière précède ce que j'appelai la pensée, qui explose ; il n'y a plus de pensée. La matière sait, elle sait depuis toujours, elle sait à l'avance, bien longtemps à l'avance. Qu'est-ce que je dis, il n'y a plus d'avance. Il y a le maintenant, qui sait, qui a toutes les informations, qui les transmet à l'infini, au vide, au plein, à mon corps, à ma main, cette main qui sait, qui a l'intuition, qui connait la réponse avant la question, qui n'a même pas de question puisqu'elle sait. Ma main est chaude, elle tremble, elle découvre sa puissance, sa connaissance. Nous communiquons sans filtre.
Tout mon corps est relié à lui-même et à l'infini, chaque cellule est consciente des autres, des milliards d'autres qui en même temps sont reliées aux milliards d'étoiles.
C'est une trame en multi dimensions, je suis dans ce vécu et en même temps je peux le raconter, même si ce n'est pas facile. J'imagine que le lire doit être complexe.
Prendre des respirations, peut-être...


Journal de confinement "Voyages vers l'amour". Jour quarante-huit

Les sources chantent, elles nous appellent. Parfois leurs voix sont tellement faible - parce qu'abandonnées depuis longtemps - qu'il y a parmi nous des femmes dont le sens de l'écoute est plus développé et ce sont elles qui les repèrent, les approchent. La rencontre entre ces femmes et ces sources se fait dans une telle énergie, un tel respect, que plus rien ne bouge, plus un son n'est entendu ; si il y a du vent, instantanément il arrête son souffle. Tout le monde est à l'écoute de ce contact.

Un jour, une femme avait eu ce rendez-vous avec une source dont le chant était vraiment très faible. Les ondes de couleur de communication sont sorties au-dessus du bosquet. La femme demandant aux arbres et aux plantes si plus de lumière pouvait être donnée à la source. Tranquillement les arbres les plus haut ouvrirent leurs branches, ceux plus petits trouvèrent la place pour écarter les leurs et les plantes d'eau se relevèrent profitant elles aussi de la clarté retrouvée.
Nous nous sommes installés après avoir salué la source. Elle rayonnait d'avoir trouvé la lumière, elle remerciait les arbres de s'être écartés. La femme qui avait entendu ce lieu sacré demander de la clarté, resta près d'elle. Nous sentions qu'un message allait être diffusé par la source. Le silence était palpable. La source se mit à raconter un enseignement, il y était question d'une boule rouge que les animaux et les humains avaient juste à côté du coeur, que cette boule nous devions aller à sa rencontre. Pour cela il fallait s'arrêter, voyager à l'intérieur de soi, aller dans les endroits les plus reculés, jusque dans les plus fines capillaires, revenir lentement vers le coeur et aller trouver cette boule rouge. Elle pouvait être de dimension différente pour chacun, ce n'était pas important.
Une fois le contact établi avec cette boule rouge, il lui était demandé de se transmuter en boule bleue.


Journal de confinement "Voyages vers l'amour". Jour quarante-sept

Et la terre fut habitée par les dieux.
Des dieux à l'esprit animal, végétal, minéral, humain.
Des dieux sans peur, sans attente, surtout pas d'un dieu extérieur.
Les montagnes parlent à la mer et la mer se relie aux lacs des montagnes.
Les sources et les cascades chantent, les tambours répondent.
L'air vibre en couleur.
Le soleil et la lune se regardent,
la nuit leur fait un voile d'alliance.
La terre vibre, le chant des grenouilles aussi.
Le soir est noir, les étoiles s'invitent aux regards.
La conscience est magnifiquement présente.


Journal de confinement "Voyages vers l'amour". Jour quarante-six

Dans le monde d'après, nous respectons des temps de passage, des moments où la nature à besoin d'un arrêt pour pouvoir se reconnecter à l'ensemble du vivant. Aujourd'hui est un de ses passages et la journée est consacrée au contact, à l'observation. Écouter, c'est aimer.


Journal de confinement "Voyages vers l'amour". Jour quarante-cinq

Le pouvoir à été écarté de nos relations par l'absence de mots, mais pas seulement.
Un soir de renouveau de la nature, le feu nous a appelé, le groupe d'êtres humains, les animaux, l'esprit des végétaux et des minéraux, toutes les énergies étaient présentes. Nous sentions même la compagnie des quatre directions, de celles de la terre mère et du père ciel. Tout était présent.
L'une d'entre nous a commencé à jouer du tambour pour relier toute cette assistance, nous sentions le moment solennel. Les invitations du feu à venir l'entendre sont rares. Un tourbillon de flammes s'est élevé dans le noir du ciel, les braises rougeoyantes ont virevolté vers les étoiles, leurs soeurs. Le feu nous a envoyé son message, en produisant un son, rauque, il couvrait le son du tambour.
Tout de suite après, il a baissé d'intensité, les flammes ont rapatrié leurs braises et sont revenues tout près de leurs buches.
Et c'est là que ça c'est passé, chacun d'entre nous - les animaux en premier, nous les êtres humains juste après, suivi par l'ensemble des esprits, dans une espèce de file indienne joyeuse, nous sommes passés par dessus le feu. Nous l'avons tous enjambé, sentant au passage son intense chaleur bienveillante.
Dans ce passage sacré, la peur, la peur de chacun, est restée accrochée aux flammes.
L'un après l'autre nous nous sommes retournés pour regarder notre propre peur en combustion et aussi voir notre peur collective. Il faut le dire, car cette expérience du passage du feu a complètement changé la vie. La peur, les peurs partaient en fumée, une fumée sombre comme une ombre. Le feu est reparti de plus belle, nous nous sommes tous éloignés, les flammes sont devenues rouge, d'un rouge intense, d'un rouge sang, couleur du coeur. Et, comme la totalité des êtres en présence, j'étais devenu léger, je pleurais sans pouvoir arrêter - je crois que cette nuit là nous avons produit plus d'eau que la source.
La peur n'est jamais revenue.
Et le pouvoir, privé des mots et de la peur, s'est transformé en amour.